Le 4 mars 1903, Jean-Joseph Rabearivelo pleure pour la première fois

Enfin, peut-être pleure-t-il pour la première fois.

Ou peut-etre ne pleure-t-il pas.

Ou peut-être a-t-il déjà pleuré dans le ventre de sa mère.

Nul ne le sait.

On n'en sait rien, on ne peut que l'imaginer.

Cette présence de pleur, de cri, ou son absence.

On est le 4 mars 1903, Jean-Joseph Rabearivelo arrive sur terre sous le nom de Rabe, juste Rabe, sans prénom, ce qu'on appelle, juste en passant, un mononyme:

30 ans plus tard, on est le 4 mars 1933, et Jean-Joseph Rabearivelo a désormais 30 ans.

Mais tout le monde pense qu'il en a 32 ans.

Il a menti sur son âge, selon ses propres dires:

profitant d'une confusion officielle.

Dieu seul sait pourquoi.

Enfin, il le dit quand même, il voulait faire moins jeune que son âge.

Jean-Joseph Rabearivelo ne passe pas la première journée de ses 30 ans à son goût—bien au contraire.

Il se sent bombardé de:

nouvelles peu réconfortantes: un tel a le même mal que moi, un tel est mort du même mal que moi...

Mais de quel mal, précisément, peut-il bien faire allusion?

Ce mal qu'on appelle vivre?

Ce mal qu'on appelle l'inéluctabilité d'une fin à ce vivre?

Peut-être tout bêtement ce mal d'être le seul à savoir qu'il vient juste d'avoir 30 ans ça apporte aussi son grain de sel à tout ça?

Mais peut-être n'en a-t-il rien à faire de cela?—d'être seul à savoir, d'être seul à célébrer, ou d'être seul à non célébrer.

Et il se plaint aussi d'avoir la tête poivre et sel.

Des cheveux blancs déjà!

Trop de cheveux blancs ma foi!

Et il n'attend pas une tante ou une aimante ou une amante pour les arracher un à un de sa tête (non sans plaisir).

Non non non!

Jean-Joseph Rabearivelo le fait lui-même, et il en compte pas moins d'une cinquantaine, et il en reste peut-être autant, et il soupire en y pensant.

À 30 ans.

Et aujourd'hui, on est le 4 mars, Jean-Joseph Rabearivelo, lui, a 122 ans 🎂.

À 101 ans et 6 jours près, il serait né en même temps que Victor Hugo qu'il appelle:

le coco de génie Hugo.

Victor Hugo est né à Besançon.

Jean-Joseph Rabearivelo est né du côté d'Isoraka.

Vers 19h30 en 1903.

Ce soir-là.

Sa mère, est-ce qu'elle l'a prise dans ses bras?

Lui a-t-elle chanté une douce mélopée imerinienne?

Et son père, était-il dans les parages?

Son père dont il ne parle pas—jamais.

Ou peut-être dans le journal qu'il a brûlé?

Même pas?

Dieu seul le sait.

Et son prêtre de tonton qu'il va haïr et maudire à ses 34 ans et demi pour avoir réussi à le convaincre de se marier avec Mary à l'église, était-il là lui?

Mary prononcé non à l'anglaise comme Virgin Mary mais à la malgache comme Fary—la y est silencieuse, ou presque, ou presque.

Mais Fary c'est une plante à fleur sucrée, Mary c'est une fleur qu'on plante dans un studio du côté d'Ambatonakanga, où son poète et diariste de mari va mettre fin à ses jours un soir de juin 1937—un 22, comme deux canards 🦆 qui rentrent chez eux comme les enfants disent ici.

Son tonton de prêtre a-t-il eu un de ces sourires sous Jésus, le 22 (encore un 22 🦆) novembre 1934 le jour de leur mariage?

Son tonton de prêtre qui va pourtant bien assez tôt quitter l'église ✝️ et se renommer Dama-Ntsoha pour prêcher une certaine forme de bouddhisme à la malgache de son propre cru.

Le Bruit, le Bruit humain, toujours le même à travers les âges.

Déjà, il y a plus d'un siècle Jean-Joseph Rabearivelo parlait des bruits, et de l'humain.

Il y a 11 ans, on m'a proposé de faire une exposition individuelle à l'Université d'Antananarivo, je l'ai intitulé:

Si Jean-Joseph Rabearivelo était une bonne soeur...

Je ne peux sans doute m'immiscer dans l'esprit de Jean-Joseph Rabearivelo, sans une touche d'humour, son absence d'humour me... me...

Disons, l'absence d'humour de Jean-Joseph Rabearivelo m'intrigue, et m'amuse, mais m'intrigue plus que ne m'amuse.

Si Jean Teulé était encore parmi nous, et qu'il a découvert son existence, je me dis que peut-être aurait-il songé à ne pas en finir avec son tout dernier poète sur Charles Baudelaire tellement il y a aussi de la matière?

Peut-être.

Sans doute, je me dis que.

Dans tous les cas, Jean Teulé n'est plus là, j'aurais tellement voulu qu'il soit là car Jean-Joseph Rabearivelo—peut-être comme Charles Baudelaire—aurait

voulu réunir dans une même musique l'ignoble et le sublime?

Peut-être.

Jean-Joseph Rabearivelo est né du côté d'Isoraka.

Vers 19h30 en 1903.

Ce soir-là.

Sa mère, est-ce qu'elle l'a prise dans ses bras?

Lui a-t-elle chanté une douce mélopée imerinienne?

En 1826, Charles Baudelaire a 5 ans, il fonce sur sa mère qui elle, en a 33 ans.

Charles Baudelaire l'enlace, la respire profondément et lui dit:

Comme vous étiez loin de moi, paradis parfumé!

Paradis parfumé, avec une noble parfumée, sa mère qui est sa déesse, sa déesse parfumée à lui, son andriamanitra à lui, son andriamanitra qu'il va perdre et qui fera de lui ce qu'il est.

Drogué jusqu'à la moelle, dandy halluciné qui n'eut jamais d'autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie.

Je me demande si Jean-Joseph et Charles, ils ne seraient pas ensemble en ce moment, quelque part Dieu seul sait où, à halluciner et à rire de nous...